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Notice sur Albert Lebrun

Une jeunesse lorraine

Albert Lebrun est né le 29 août 1871 à Mercy-le-Haut, petit village lorrain, à proximité de la frontière allemande, un an après la défaite de Sedan. A quelques kilomètres près, il aurait pu naître Allemand. Cette proximité avec l’Allemagne le marquera toute sa vie. Pendant son enfance, on racontait souvent des histoires de l’occupation par les Allemands de la maison Lebrun pendant la guerre de 1870 ainsi que les atrocités commises dans le village. Albert Lebrun écrivait : « Nous étions alors sous le régime de l’occupation allemande, en attendant que la France ait pu exécuter les clauses du traité inique ; mon petit village était plein de ces soldats, ivres d’orgueil au lendemain de leurs victoires, de sorte que mon regard d’enfant s’est éveillé à la vie sur un spectacle d’infinie tristesse. » (discours le 12 janvier 1919 à la société Erckmann-Chatrian à Nancy).

Son père, Ernest, homme droit mais exigeant, qui ne l’embrassait jamais et n’avait guère de compliments pour lui, était le maire du village. Peut-être faut-il y voir l’origine du caractère d’Albert Lebrun qui alliait à un désir évident de réussir une trop grande modestie. Réservé et timide, Albert Lebrun était un travailleur rigoureux, dont l’intelligence impressionnait ceux qui le côtoyaient ; il était aussi d’une grande bonté et d’une étonnante simplicité. « Trop impeccable », au dire de l’un de ses contemporains, Albert Lebrun était surtout d’une honnêteté parfaite, qui tranchait dans une époque de compromissions.

Simple paysan, mais plus aisé qu’on ne l’a dit, son père, Ernest Lebrun, habitait une grande maison connue pour ses vingt-huit fenêtres et possédait une ferme de 80 hectares avec une vingtaine d’ouvriers. Albert, fils aîné, devait reprendre la ferme et, jusqu’à l’âge de 14 ans, il aida aux travaux des champs. Mais c’est Gabriel, son frère cadet que l’on voit avec Albert sur la photo, qui reprendra la ferme. Car très vite, Albert fut remarqué par son instituteur, au sein de l’unique classe de la commune qui réunissait quarante-cinq élèves. Il propose, en 1883 (Albert a douze ans), de lui faire poursuivre ses études au lycée de Nancy. Son père pousse le scrupule jusqu’à refuser de demander une bourse, de peur qu’on l’accuse de jouir d’un passe-droit ! C’est sa tante, Elise Navel, dont le caractère bien trempé était légendaire, qui décide alors de lui payer ses études. Albert, après avoir étudié le latin avec le curé du village, devient en quelques mois l’un des meilleurs éléments du lycée. Il est doué d’une mémoire prodigieuse et sait par cœur des tables entières de logarithmes. Ses copies, conservées par la famille, montrent qu’il était excellent en sciences, en latin et en langues, en histoire ; mais on lui reproche de manquer d’imagination et de créativité dans ses rédactions de français !

Après une année de mathématiques spéciales, il est reçu dans les derniers à l’école polytechnique en 1890. Déçu de son rang d’admission, il rédige une lettre de démission sur l’avis de son proviseur. Mais son camarade de chambrée déchire la lettre. La suite lui donne raison : Albert sort brillamment major de l’école, ainsi que de l’école des mines. Notons que deux autres Présidents de la République sont anciens élèves de l’école polytechnique : Sadi Carnot et Giscard d’Estaing.

Ingénieur des mines à Vesoul puis à Nancy, il se passionne pour les questions sidérurgiques. Il enseigna pendant de nombreuses années à HEC et prononça encore une conférence sur ce sujet six mois avant sa mort.

En 1902, à 31 ans, il épouse Marguerite Nivoit, originaire des Ardennes et de Lorraine, fille du directeur de l’école des mines. Marguerite a fait des études poussées, parle couramment l’anglais et l’allemand, joue du piano, peint et sculpte. Elle a un peu voyagé. Elle aime le théâtre, le cinéma et la photographie, le tennis, et même la gymnastique. Elle aime aussi danser, et a repoussé une longue suite de prétendants avant de se décider à épouser son Albert. Nous connaissons ses goûts et ses occupations par la lecture de son Journal, qu’elle a tenu fidèlement chaque jour depuis l’âge de quatorze ans jusqu’à sa mort. Catholique pratiquante, une foi profonde guide tous ses actes et inspire beaucoup de pages d’introspection de son Journal, véritable témoignage spirituel par endroits. Avant son mariage, Poincaré lui fait l’éloge de son fiancé en ces termes : « On ne peut s’empêcher de l’aimer, même lorsqu’on n’est pas de son bord, et avec son intelligence ouverte et pratique il arrivera aux plus hautes destinées »... Albert et Marguerite auront deux enfants, Jean et Marie, nés en 1902 et 1904.

Dans le parc du château de Rambouillet

     Albert Lebrun, plus jeune député de France

Alfred Mézières, député de Briey, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie française, l’incite à se lancer en politique. Accompagné de son père, Albert fait la tournée des électeurs du canton ; son père conduit la voiture à cheval et beaucoup d’électeurs croient que c’est lui, déjà maire de Mercy, qui se présente à l’élection (par la suite, sa femme, puis sa fille prirent le volant de véhicules à moteur : Albert n’eut pas le temps de passer son permis !) A 27 ans, il devient conseiller général, puis, à 29 ans, le plus jeune député de France, avant d’être, à 35 ans et pour vingt-six ans, jusqu’à son accession à l’Elysée, président du conseil général de Meurthe-et-Moselle.

L’aspect partisan de la politique ne le passionnait guère, mais il aimait étudier les questions techniques ; il fit beaucoup pour sa région, y développant l’industrie et les transports. Toute sa vie, il conserva une prédilection pour les questions coloniales qui permettaient à l’ingénieur et à l’économiste, qu’il était resté profondément, de s’intéresser à la croissance de ces pays.

Contrairement à ce qu’affirment un grand nombre de notices biographiques, Albert Lebrun n’appartenait pas à la « gauche démocratique », mouvement modéré mais franc-maçon. Il adhère à un mouvement proche, le parti républicain, défenseur de la République modérée, mais qui n’est pas anticlérical. Catholique pratiquant, Albert Lebrun vote la loi sur les associations et congrégations de 1901 et la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, suscitant l’ire des milieux catholiques conservateurs, mais refuse de voter les mesures répressives des deux textes de loi. Il n’acceptera pas, malgré des demandes réitérées, de prendre la tête du parti républicain et restera toujours à l’écart des luttes partisanes. Au conseil général de Meurthe-et-Moselle, partagé entre républicains de gauche et radicaux, d’un côté, et républicains de droite et conservateurs, de l’autre, il appartient au premier groupe.

Classé plutôt à droite à Paris, il est considéré comme à gauche dans sa chère Lorraine, où il affronte l’industriel Wendel. Très aimé dans sa région, il est réélu avec un nombre croissant de voix à toutes les élections. Au fil de sa carrière, il se rapproche de plus en plus de la droite modérée, sans montrer la moindre attirance pour les mouvements extrémistes qui naissent dans les années 30.

D’une extrême modestie, il refuse plusieurs postes ministériels, estimant ne pas avoir les capacités pour les occuper ; il semble qu’il ait rarement cherché de nouvelles fonctions pour lui-même, mais que son intelligence élevée, sa connaissance approfondie des dossiers, sa pondération conduisaient ses contemporains à les lui offrir. Il occupe la plupart des hautes fonctions à la Chambre des députés et, après 1919, au Sénat : rapporteur et président de la plupart des commissions (budget, armée, travaux publics,…), il est un personnage-clé de la vie parlementaire. A l’époque, le parlementarisme rationalisé de la Cinquième république n’a pas encore été inventé : aucun texte ne peut passer au Parlement sans l’accord des présidents de commission compétents ; contrairement à aujourd’hui, aucun texte ne peut être adopté s’il n’a l’accord de la Chambre des députés mais aussi du Sénat ; aucun Gouvernement ne peut rester en fonction s’il ne recueille l’assentiment des deux chambres.

Un ingénieur et un économiste, passionné par le développement des colonies

A 40 ans, il accepte de devenir ministre des colonies, poste qu’il occupera sous trois gouvernements successifs (Caillaux, Poincaré, Doumergue) pendant deux ans, période exceptionnellement longue à l’époque. Sa modération l’aidera à régler la crise d’Agadir dans laquelle les Allemands attirent la France. L’échange d’un bout de terre du Cameroun allemand (le ‘bec de canard’) contre une terre française du Congo permet d’obtenir en contrepartie une plus grande liberté de mouvement au Maroc. Cet accord est vivement dénoncé par la presse allemande mais aussi par une partie des parlementaires français. Il fait front avec le soutien de Caillaux, président du conseil, et de son ami Poincaré, qui allait devenir, en 1913, président de la République. Il est aussi, pendant cette même année 1913, ministre de la guerre, puis vice-président de la Chambre des députés, avant de revenir aux colonies à la fin de 1’année.

Toute sa vie, Albert Lebrun s’intéressera avec passion aux colonies dont il sera l’un des spécialistes de l’entre-deux-guerres, demeurant pendant de nombreuses années rapporteur général du budget des colonies au Sénat. Il préface au moins une dizaine d’ouvrages et écrit un grand nombre d’articles dans des revues spécialisées, aussi bien sur les relations télégraphiques avec les colonies que sur le statut de la magistrature coloniale, le caoutchouc ou le jute, le port de Dakar, la fièvre jaune au Sénégal, les services pénitentiaires en Guyane ou encore la situation financière de l’Indochine ! Il demande en particulier, dans ses papiers, un grand emprunt pour relancer la production aux colonies après la guerre de 1914-18 et appelle à un renforcement de l’« outillage », entendons la mécanisation, pour améliorer la productivité et réduire la fatigue et la mortalité des ouvriers. Il se rend à plusieurs reprises en Afrique du Nord et à Dakar, ville qu’on atteint à l’époque après sept jours de bateau.

En quelques mots, Albert Lebrun rappelle les buts de la colonisation telle qu’on la concevait alors : « Respecter chez l’indigène sa personnalité et ses traditions pour le faire évoluer peu à peu dans les voies de la civilisation sans rompre brutalement en lui les liens d’un passé auquel il demeure malgré tout attaché ; le soustraire, grâce aux progrès de la science médicale, à ces terribles maladies auxquelles depuis des millénaires il paie un redoutable tribut ; l’élever peu à peu dans l’échelle des êtres, en lui apportant les bienfaits de l’instruction ; doter son pays d’un outillage économique qui facilite son propre labeur et en multiplie les résultats ; rénover ses procédés de culture, pour lui permettre d’abord de manger à sa faim et ensuite d’améliorer son train de vie. » (Albert Lebrun, « Organisation défensive des colonies », La marche de France, mars 1928).

« La guerre a incontestablement pour effet d’amener le public français à comprendre, beaucoup mieux que par le passé, le rôle considérable que les colonies peuvent jouer dans notre économie nationale. Jusqu’au grand bouleversement de 1914, notre empire colonial apparaissait aux yeux de beaucoup comme un domaine immense où une œuvre politique et sociale était à accomplir, comme un champ d’expansion considérable pour notre puissance matérielle et morale ; on apercevait moins le lien très étroit qui peut et qui doit effectivement unir la métropole avec ses colonies sur le terrain économique. Pendant la guerre au contraire, quand on a dû faire appel à toutes les ressources nationales, on s’est rendu compte des inépuisables richesses que contenaient nos colonies, et un mouvement s’est incontestablement, à ce moment, dessiné dans le public français en faveur de nos possessions d’outre-mer. Ce mouvement s’est traduit par un intérêt grandissant pour les entreprises commerciales, industrielles et financières susceptibles de se développer dans ces lointains pays où notre Administration avait accompli depuis une trentaine d’années une œuvre admirable quoique souvent mal connue. »

Préface d’Albert Lebrun à Le rôle du capital dans la mise en valeur de l’Indochine,

H. Simoni, Ed. Helms, Paris 1929.

De Verdun au ministère du blocus

En juin 1914, il quitte le Gouvernement et, dès la déclaration de guerre, alors qu’il est encore député, il rejoint le front où il est commandant d’artillerie à Verdun. Les carnets qu’il rédige au jour le jour nous le montrent inspectant des batteries, réalisant des essais au Creusot tout en assurant des allers et retours avec la Chambre des députés à Paris à laquelle il appartient encore. Il déjeune régulièrement avec le sous-préfet de Briey, André Magre, qui le renseigne sur sa circonscription électorale. Devenu son ami, Magre le suivra aux postes successifs de préfet de Meurthe-et-Moselle, directeur de cabinet du président du Sénat puis secrétaire général de la présidence de la République en 1932. Durant cette période, Albert rend fréquemment visite, à cheval, à son frère Gabriel, simple maréchal des logis au fort de Douaumont. En décembre 1915, les nécessités de la vie parlementaire le ramènent à Paris.

La fermeté du droit face à l’Allemagne

Entre les deux guerres, le discours d’Albert Lebrun sur l’Allemagne est clair : bien qu’ayant souffert, comme Lorrain, des excès allemands, il ne crie jamais à la revanche. Modéré dans ses propos, il demande qu’elle paie les indemnités que le traité de paix lui a imposées. « Après les effroyables souffrances de la guerre, on ne saurait, sans commettre une grave injustice, limiter le droit de sauvegarde » de la France, écrit-il : le droit commande que l’Allemagne respecte ses engagements, alors que les Anglais et les Américains n’ont de cesse de réduire ses dettes. « Une guerre agressive est un crime contre l’humanité et [...] les conflits doivent se régler sur la base du droit par des moyens pacifiques » ajoute-t-il. Albert Lebrun représente la France à partir de 1923 à la Société des Nations, ancêtre de l’ONU, et il connaît les faiblesses du ‘gouvernement du monde’ qu’on tente alors d’instituer. Mais, en même temps, comme nombre des ses contemporains, il craint plus que tout la guerre, qui l’a profondément meurtri dans sa jeunesse : « La leçon des tombes [...] nous enseigne que la guerre apporte toujours avec elle horreurs et cataclysmes, qu’elle est néfaste et haïssable, et qu’il appartient à tous les hommes de bonne volonté de la proscrire à jamais. [...] C’est dans ce dessein que les gouvernements de Grande-Bretagne et de France ont récemment, par une déclaration commune, fait connaître leur intention de procéder désormais en toute franchise à des échanges de vues sur les questions éventuelles se rapportant au régime européen. En même temps, ils exprimaient le ferme espoir de voir se joindre à eux tous les autres gouvernements d’Europe intéressés à l’adoption d’une procédure qui, s’inspirant pleinement de l’esprit de la Société des Nations, doit donner à chaque membre de la communauté européenne l’assurance d’être consulté en toute matière touchant à ses droits conventionnels. »

En 1917, Poincaré confie le Gouvernement à Clemenceau qui nomme un ministre du blocus qui, très vite, tombe malade et démissionne. Il fait alors appel à Lebrun qui commence par refuser et ne se laisse convaincre que sur l’insistance de Poincaré qui le convoque à l’Elysée. Il s’agit d’organiser le blocus de l’Allemagne et, après la fin de la guerre, de reconstruire les régions dévastées, deux postes qui font pleinement appel, une fois encore, à sa formation d’ingénieur. Mais, en novembre 1919, Clemenceau lui reproche publiquement le choix sur sa liste en Meurthe-et-Moselle de Louis Marin, qui avait refusé de voter le traité de Versailles ; sommé de retirer cet homme politique lorrain de sa liste, Lebrun préfère démissionner et quitte le Gouvernement. La presse se déchaîne alors contre la tyrannie de Clemenceau.

Devenu sénateur en 1919, après la mort d’Alfred Mézières dont il avait déjà repris le siège de député, il occupe le poste important de président de la commission de l’armée du Sénat de 1922 à 1931, puis celui de vice-président (1929) et de président (1931) de la commission des finances. De 1921 à 1926, il est président du conseil d’administration de l’Office national des mutilés et réformés de guerre.

La caisse d’amortissement

En 1926, devenu vice-président du Sénat, il est nommé par Poincaré président de la caisse d’amortissement. Cette institution, par la création de taxes sur le tabac, va réussir en quelques années à amortir la dette du pays et à consolider le franc fort de Poincaré. Albert Lebrun y joue un rôle central, à la fois dans l’amélioration des techniques de production et de commercialisation du tabac et dans la direction de la caisse, afin d’assainir les finances du pays.

Il quitte ces fonctions en 1931 pour remplacer, à la présidence du Sénat, Paul Doumer qui vient d’être élu président de la République. Il avait déjà envisagé de se présenter en 1927 mais y avait renoncé en faveur de Doumer. Ce sera l’une des rares élections difficiles pour lui ; après plusieurs tours de scrutin, il est élu avec 147 voix contre 139 à Jeanneney, qui deviendra à son tour président du Sénat en 1932. Il accède ainsi à ce qui est, à l’époque, l’une des charges les plus importantes de la République et dont plusieurs titulaires sont déjà parvenus à la tête de l’Etat.

La présidence de la République, couronnement d’une carrière bien remplie

Mais, quelques mois plus tard, Doumer est assassiné par le terroriste russe Gorguloff. Les députés et les sénateurs se réunissent à Versailles, comme le voulaient les lois constitutionnelles de 1875, pour élire son successeur. C’est le président du Sénat, Albert Lebrun, qui préside la séance… Mais, alors que les élections législatives venaient de donner la victoire à la gauche, ce sont les députés de la législature finissante, dont le mandat n’a pas encore expiré, qui se rendent à Versailles aux côtés des sénateurs. A 61 ans, Albert Lebrun est élu à une très large majorité (81 %), le 10 mai 1932, président de la République.

Sous la Troisième République, le chef de l’Etat n’a pas les mêmes pouvoirs qu’aujourd’hui. Très connu de l’opinion publique, les photos de sa famille remplissent les journaux populaires. C’est lui qui nomme le président du conseil, ce qui, selon les majorités politiques, peut lui laisser une véritable marge de manœuvre. Les gouvernements se succédant à une vitesse effrénée en cette fin de règne, Lebrun nommera en tout vingt présidents du conseil, les mêmes hommes revenant à plusieurs reprises aux commandes (notamment, Herriot, Daladier, Sarraut, Chautemps, Doumergue, Flandin, Laval, Blum, Reynaud et Pétain). Le président de la République préside le conseil des ministres auquel il peut imprimer sa marque et a de nombreux entretiens avec les hommes politiques du pays mais le pouvoir politique appartient au président du conseil, chef de la majorité et responsable devant les deux chambres toutes puissantes. Tous les actes du président de la République doivent être contresignés par un ministre. Sa capacité d’influence reste limitée, car les usages lui refusent même les pouvoirs qu’il tient de la Constitution. Depuis la démission forcée de Mac Mahon en 1877, plus aucun président n’a osé user de son droit de dissolution de la Chambre des députés ; en 1924, Millerand, qui s’était engagé de façon trop partisane dans la bataille électorale, est, à son tour, poussé à la démission.

Commence alors le septennat de tous les dangers. Les gouvernements se succèdent. Les excès du parlementarisme, qui poussent les parlementaires à renverser le gouvernement dans l’espoir de devenir ministres et qui rendent difficile le vote de décisions impopulaires, les scandales politico-financiers montrent que la fin du régime est proche. Quelques hommes politiques comme Tardieu essaient sans succès de réformer les institutions ; Lebrun, qui critique la faiblesse des pouvoirs du chef de l’Etat, partage leurs idées.

Les effets de la crise de 1929 se font sentir, la montée du nazisme conduit Hitler au pouvoir en janvier 1933, les scandales se multiplient (Stavisky,…) ; les ligues factieuses tentent de renverser la République le 6 février 1934. Lebrun appelle alors à la présidence du conseil le sage de Tournefeuille, l’ancien président de la République Gaston Doumergue ; enfin, le 9 octobre 1934, le ministre des affaires étrangères Louis Barthou est assassiné à Marseille avec le roi Alexandre de Yougoslavie, événement qui marquera Albert Lebrun.

Oswald Durand, qui avait été directeur de cabinet d’Albert Lebrun à l’Elysée, écrivit : « L’action du Président Lebrun, au cours de ces événements, bien que peu apparente pour le profane, a été très efficace. Il a, certes, respecté les règles constitutionnelles, mais il a énergiquement défendu la République contre les factions comme il a condamné les excès de l’agitation sociale. Sous la caution de son passé politique et par l’équité de ses arbitrages en conseil des ministres, il a joué pleinement son rôle présidentiel. Il s’est trouvé devant des problèmes redoutables, mais il en a triomphé par son bon sens, sa pondération et son souci permanent de l’intérêt national. »

Albert Lebrun préside de nombreuses inaugurations, comme à Paris celle du Trocadéro ou en province celle de l’ossuaire de Douaumont ou le barrage de Chambon. Il se rend dans le Calvados, la Somme, l’Alsace, la Bretagne, l’Auvergne, la Savoie et bien d’autres lieux.

L’année 1936 voit la victoire du Front populaire aux élections législatives. Lebrun, conservateur et modéré, craint, comme une grande partie de la classe politique, les troubles de la rue. Quoique respectant scrupuleusement la Constitution, qui le contraint à choisir un président dans la majorité politique, il caresse un moment l’espoir que Blum renonce, à sa demande, à prendre la présidence du conseil. Il se résigne à le choisir et signe, à son corps défendant, tous les grands textes du Front populaire (« Je signe la mort dans l’âme, mais je signe tout de même car c’est mon devoir », déclare-t-il en conseil des ministres). Blum déclare à ses amis que le président de la République le fait songer à une poule ayant couvé un œuf de canard… Hostile à l’intervention en Espagne, il demande que la question soit débattue en sa présence. Mais à aucun moment il ne tente d’entraver l’action du nouveau Gouvernement. En 1938, c’est l’annexion de l’Autriche (anschluss) en mars et le lâche soulagement de Munich en septembre : la guerre est évitée au profit d’une nouvelle reculade devant les exigences allemandes avec, en mars 1939, l’annexion de la Tchécoslovaquie.

Quelques moments de bonheur pendant ces sept années prennent un relief particulier. Le voyage en Angleterre d’Albert Lebrun et de son épouse en mars 1939, qui répond au voyage des souverains britanniques à Paris en juillet 1938, est particulièrement réussi : le couple présidentiel apprécie l’hospitalité du roi George VI et tout particulièrement de sa jeune femme, qui deviendra la Queen Mum, décédée en 2001. Le baptême, par Marguerite Lebrun, du paquebot « Normandie », le plus grand du monde, est l’occasion pour la femme du président, sa fille Marie et sa belle-fille Bernadette de se rendre aux Etats-Unis, où elles sont accueillies par les Roosevelt.

Avec ses petits-enfants à Vizille

En 1939, après un septennat éprouvant, Albert Lebrun souhaite se retirer. Il a loué un appartement à Paris, au ler étage du 19, boulevard Beauséjour ; il souhaite profiter de sa famille, de ses petits-enfants. Mais des voix s’élèvent pour lui demander de rester président, afin de ne pas donner à la France le spectacle d’une querelle politique à quelques mois d’une guerre qu’on sent proche. Il refuse à plusieurs reprises, mais cède devant les instances de ses amis et à la demande, unique dans l’Histoire, des présidents des deux assemblées, Herriot et Jeanneney. Refuser, ne serait-ce pas une désertion ? On lui dit : « Vous serez le président de la guerre. » Il répond : « Je crois que c’est pour cela que je vais accepter ». Il est réélu, quasiment sans concurrent, à la présidence de la République. « Lebrun Albert succède à Albert Lebrun » titre le Canard Enchaîné.

Il paiera cher cette décision. Par esprit de sacrifice, il sera le président de la défaite, le dernier président d’une République que les régimes suivants allaient vouer aux gémonies pour sa faiblesse. S’il s’était retiré en 1939, il aurait laissé le souvenir du président bon et estimé qu’il avait été, comme Doumergue ou Fallières ; il aurait été le président de la paix.

       La défaite et l’instauration du régime de Vichy

Septembre 1939, la drôle de guerre commence, qui voit les deux fronts s’immobiliser pendant huit mois, avant l’attaque éclair de l’Allemagne qui contourne sans encombre la ligne Maginot. La défaite conduit à changer les hommes. Après la chute de Daladier, Lebrun nomme Reynaud en mars 1940 à la présidence du conseil en remplacement de Daladier. En mai, Churchill arrive au pouvoir au Royaume-Uni.

Devant l’avancée allemande, Paris est déclarée « ville ouverte » pour éviter la destruction et les institutions de la République doivent quittent la capitale pour Tours, Cangé, Bordeaux, Clermont-Ferrand puis Vichy. Dans ces différentes villes, partisans et adversaires de l’armistice s’opposent. Une partie des ministres préfère une simple capitulation des armées, qui permettrait au Gouvernement de se retirer en Afrique du Nord pour y poursuivre la lutte. C’est la thèse du président du conseil Paul Reynaud, mais aussi du président Lebrun, qui a maintenant 69 ans. Le sous-secrétaire d’Etat à la guerre, de Gaulle, 50 ans, qui vient d’être nommé général à titre provisoire pour entrer au Gouvernement (mais qui ne siège pas conseil des ministres), est aussi de cet avis ; Lebrun et Reynaud l’apprécient. Mais les chefs militaires ne veulent pas que l’armée porte seule la responsabilité de la défaite. Pétain, également membre du Gouvernement, et Weygand, que Rey­naud vient de rappeler de sa retraite pour le nommer généralissime en remplacement de Gamelin, poussent à l’armistice, qui conduit le Gouvernement, et non l’armée, à cesser le combat. Churchill veut éviter à tout prix que la flotte française ne rallie les ports allemands, mais ne s’oppose pas fermement aux projets d’armistice du gouvernement français ; un projet d’union franco-anglaise, proposé par Jean Monnet, est un moment évoqué mais n’aboutit pas. Roosevelt tarde à apporter le soutien des Etats-Unis, en raison de la proximité de l'élection présidentielle américaine en novembre 1940.

La ville de Vichy bruit de rumeurs, les factions complotent, les troupes allemandes progressent — et de faux bruits font croire qu’elles sont proches ou encore que les communistes ont pris le pouvoir à Paris ; des hommes en armes sont dans la rue. C’est dans cette atmosphère lourde qu’un compromis est habilement proposé par Chautemps au conseil des ministres : ‘Demandons au moins à l’Allemagne ses conditions pour l’armistice : nous verrons bien’. Cette demande, suscitée par les partisans de l’armistice, rallie une partie de ses adversaires dans l’espoir que la dureté des conditions, que ne manquera pas de vouloir imposer l’Allemagne, leur fera emporter la mise. Une majorité s’étant dessinée en ce sens le 15 juin 1940 (13 ou 14 voix contre 6), Reynaud démissionne malgré Lebrun qui lui demande de rester, quitte à effectuer lui-même cette demande d’armistice. Reynaud refuse en le renvoyant, pour ce faire, sur Pétain. Celui-ci, nommé le 16 juin, apporte sa liste de ministres. Albert Lebrun est étonné que le Gouvernement ait été constitué si rapidement ; il exprime surtout sa réprobation d’y voir figurer Laval, qu’il n’aimait pas. Il est permis de penser que le cours de l’histoire aurait été différent si Reynaud avait accepté de rester pour faire une demande qui aurait alors été rejetée. Le camp de la fermeté l’aurait alors emporté.

Au lieu de cela, Pétain déclare à la radio être entré en contact avec l'adversaire et appelle les Français à cesser le combat sans même connaître les conditions allemandes qu'il acceptera en quelques heures. Pétain, le vainqueur de Verdun, dont on disait qu’il avait ménagé le sang de ses troupes, Pétain, l’homme illustre, membre de l’Académie française (pour qui le jeune de Gaulle avait écrit et travaillé pendant des années) symbolise l’ordre et le patriotisme français ; à 84 ans, Pétain apparaît comme le dernier recours aux Français. A Londres, le 18 juin, de Gaulle lance l’appel qui deviendra plus tard célèbre.

Le 20 juin, Laval et Pétain font échouer par la ruse le projet de départ pour l’Afrique du Nord du Gouvernement et du président de la République. Seuls quelques parlementaires, qui ne sont pas prévenus à temps de l’annulation du départ, prennent le chemin de nos colonies nord-africaines à bord du Massilia qui sera consigné à son arrivée. Des démarches sont faites auprès de Lebrun pour qu’il démissionne. Son refus conduira les partisans de Laval à obtenir des députés et sénateurs réunis le vote d’un texte constitutionnel qui donne pouvoir au maréchal Pétain, chef de l’Etat français, pour préparer une nouvelle constitution.

Dans le théâtre du grand casino de Vichy, dans une atmosphère de fin de règne, les menaces et les ruses de Laval conduisent au vote du texte. On prétend au début que Pétain sera seulement président du conseil, on assure ensuite, dans le texte, que les nouvelles institutions seront approuvées par référendum. La fonction de président de la République va en fait disparaître dans le texte. Le vote est acquis à la majorité absolue (et même avec cent voix de plus) des présents et même des titulaires de la Chambre des députés et du Sénat, réunis en Assemblée nationale, présidée par le président du Sénat, Jeanneney, par 569 voix (parmi lesquels des hommes illustres comme Robert Schuman, Antoine Pinay ou René Coty) contre 80 (essentiellement des socialistes) et 17 abstentions ; les communistes, qui avaient été déchus de leur mandat à la suite de l’accord germano-soviétique, ne peuvent prendre part au vote. Blum sort par une porte dérobée pour ne pas être agressé.

Marguerite Lebrun en février 1940

Oswald Durand écrit : « Que pouvait faire [le Président Lebrun] ? Résister ? Impossible, la force n’était plus avec lui, mais avec le Maréchal. Continuer la résistance hors de France ? C’était le devoir, c’était le salut, mais [...] il en fut matériellement empêché [...]. Le Président Lebrun prépara un message au pays ; le micro lui fut refusé par le ministre de l’information. [...] Malgré son déchirement intérieur, sa conscience était nette ; il avait, jusqu’au bout, joué le jeu constitutionnel et, puisque les nouvelles institutions devaient être soumises plus tard à la ratification de la Nation, rien n’était définitif ; le maréchal Pétain allait vivoter empiriquement et d’une façon en quelque sorte intérimaire ; enfin, la lutte ne faisait que commencer et, contrairement aux affirmations renouvelées des stratèges, Hitler était loin d’avoir gagné la guerre ! Le Président Lebrun décida donc de se retirer purement et simplement, réservant l’avenir puisqu’il n’était toujours pas démissionnaire. [...] Mettant au-dessus de tout l’intérêt de son pays, il n’hésita pas, les urnes en ayant décidé, à s’effacer plutôt que de jeter le trouble entre les Français. Le départ fut émouvant. Les membres du cabinet les entourèrent de leur fidélité et ils partirent, tristes et dignes, vers l’exil. »

     Albert Lebrun à Vizille

Albert Lebrun ne démissionne pas. Ecarté de sa fonction, il se retire alors à Vizille, chez son gendre, Jean Freysselinard, également polytechnicien, qui a pris la direction d’une entreprise de meules dans cette ville de l’Isère. Pendant toutes ces années, sa santé ainsi que celle de sa femme déclinèrent. « Il souffrit beaucoup et son patriotisme s’alarma en voyant que le Gouvernement de Vichy, une fois admis l’armistice, se mettait, par ses agissements, en contradiction avec la volonté nationale et prenait visage d’usurpateur. » (O. Durand).

Placé en résidence surveillée par les Italiens (surveillance réelle mais débonnaire), ces derniers, au moment de quitter la région, conseillent à Albert Lebrun de partir car les Allemands vont venir les remplacer. Il refuse de fuir et reste à Vizille. Il est alors rapidement enlevé par les Allemands, en août 1943, ainsi que son ami André François-Poncet, ancien ambassadeur de France en Allemagne, qui habitait à proximité. Conduits au siège de la Gestapo à Lyon, aujourd’hui musée de la Résistance, puis à Paris, ils sont amenés au château d’Itter, dans le Tyrol, où ils retrouvent la plupart des hommes politiques de l’époque qu’Hitler avait fait enlever (Reynaud, Daladier, Weygand, Borotra, Léon Jouhaux,…). Albert Lebrun tombe malade et les médecins allemands craignent qu’il ne décède en Allemagne ; Hitler décide alors de le renvoyer en France, après quelques semaines seulement d’absence.

Pendant toutes ces années, son gendre, Jean Freysselinard est membre du comité de résistance des FFI. Il passe des messages entre Vizille et Paris grâce à une serviette dans laquelle il glisse des documents après que les Allemands y ont mis un cachet de cire. Il dissimule des documents dans son jardin et sauve plusieurs familles juives en les prévenant des intentions des Allemands. Son activité est secrète ; même Albert et Marguerite Lebrun l’ignoraient, s’inquiétant auprès de leur fille de ses sorties nocturnes… Une plaque sur l’école de Vizille le rappelle.

Les bombardements alliés apportent, enfin, la victoire, mais ils entraînent aussi la mort de l’un des petits-fils d’Albert Lebrun, à Tournan-en-Brie, Jean-Paul, fils aîné de son fils Jean. Albert Lebrun connaît la libération de Vizille et participe à la liesse populaire. Il rend alors visite au général de Gaulle, en octobre 1944, qui le remercie « des services rendus à la France pendant les longues années de sa vie publique ». Il est aussi témoin au procès de Pétain. Il aurait souhaité que le pouvoir lui soit redonné (son mandat finissait le 5 avril 1946) pour qu’il le remette aussitôt au nouveau régime et que soit ainsi effacée la tache de Vichy, mais il ne lui est pas donné satisfaction. Une Quatrième République, aussi faible que la Troisième, prend le relais pour douze courtes années.

Il occupe finalement l’apparte­ment du boulevard Beauséjour en 1945, donne des conférences et soigne sa femme atteinte de la maladie de Parkinson. Il meurt le 6 mars 1950. Des funérailles nationales à Notre-Dame de Paris sont organisées et il est inhumé dans le cimetière de Mercy-le-Haut. Un monument à sa gloire y est élevé en 1959. De nombreuses écoles, collèges et rues portent, surtout en Lorraine, le nom d’Albert Lebrun.

Eric Freysselinard

A Mercy, avec André Magre, suivis de deux officiers de sécurité